Préface impossible
par Marcel Proust
Il est des livres qui ne se lisent pas comme on tourne les pages d'un roman, mais comme on rouvre un tiroir longtemps scellé, où le parfum d'un souvenir oublié vient nous assaillir avec la brutalité d'un songe. Celui-ci, Les Amants Perdus, est un de ces livres. Il n'est pas fait pour être lu, mais pour être vécu ? ou mieux : ressenti dans le battement sourd de cette douleur ancienne que l'on nomme amour, et qui n'est, au fond, qu'une forme déguisée de la mémoire.
Dans chaque ligne, j'ai cru reconnaître les vestiges d'une âme ayant trop aimé pour survivre à son propre passé, et qui, pourtant, survit ? mais dans l'exil de l'aujourd'hui. Cette jeune fille, Arianne, qui erre entre les salons d'un Paris crépusculaire et la chambre grise de son adolescence brisée, m'a rappelé ces visages entrevus dans les songes ou dans la stupeur de la douleur, quand l'ombre d'un adieu devient plus réelle que la présence d'un amour.
J'ai longtemps cru que les émotions extrêmes ne pouvaient se dire que par la musique ou le silence. Ce roman me contredit avec élégance. Il dit l'indicible : la violence tendre d'un premier baiser, la noblesse tremblante d'un secret, la beauté tragique d'un amour illégitime. Il dit aussi la ville ? Paris ? non comme décor mais comme être vivant, complice et témoin silencieux, avec ses ponts, ses pierres, ses cathédrales, qui gardent le souvenir des larmes mieux que ne le ferait un journal intime.
On trouvera ici non pas des personnages, mais des âmes. Étienne n'est pas un homme : il est le regret incarné. Jean, la fidélité blessée. Arianne, la jeunesse qui refuse d'obéir aux règles des vivants. Et leur histoire, comme toutes les vraies histoires d'amour, ne connaît ni début ni fin : elle dure au-delà des pages, dans ce bruissement intérieur qu'on appelle mélancolie.
Lecteur, ce livre n'est pas pour toi si tu cherches une intrigue. Il est pour toi si tu as déjà aimé, perdu, pleuré ? ou espéré. Car c'est dans les replis de l'espoir que se cache, parfois, la plus déchirante des vérités : celle que l'amour, même quand il sauve, laisse des cicatrices si belles qu'on en ferait volontiers des bijoux.
Marcel Proust
Combray, dans un rêve que personne n'a jamais osé écrire